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October 1, 2006
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Le diki d'Eve
Le Village Des Tissus

Le Village des Tissus

C'est le milieu de l'après midi, je viens de quitter les petites arches de pierre qui partagent les eaux de Ghardaïa.

Derrière moi, je sais que les ruisseaux formés là de temps en temps vont irriguer les sept villages et nourrir l'oasis, ses jardins de fleurs, de légumes, de fraises et de framboises, ses grands bacs bleus comme des piscines.

Les palmiers du chemin que je prends me donnent la fraîcheur. Il est dix-sept heures quinze dans la voiture. Je suis assise au milieu de la banquette arrière pour voir en panoramique la grande allée qui nous amène doucement vers la montagne. L'atmosphère est d'un vert mûr, pas violent, comme le vert des chemins creux de Bretagne qui apaise si bien l'âme. C'est l'été.

Je suis dans la voiture du Chinois, sans lui ni Marguerite. Le chauffeur klaxonne en dépassant des grappes de vélos qui klaxonnent à leur tour, comme dans les rues du Caire. Les roses pourpres, le curcuma, le cumin, le paprika, l'anis étoilé et les clous de girofle, les poteries et les tissus … tout sera là dans le village des tissus.

Il y a des siècles que je n'y suis allée ; me contentant de la vie trépidante, infernale qui happe tout, tel un aspirateur de talents, de discernement et de liberté d'esprit.

Voilà, j'y suis.

C'est aujourd'hui marché, le village est multicolore, ceux qui sont là sourient. « Viens donc voir les nouveaux tissus ». C'est la montagne des tissus rares, mon port d'attache. Le sage du village est habillé de blanc, il est de quatre ans mon aîné, je le connais, il me connaît, il m'invite à sa table. Et je sais qu'après, nous passerons sous l'arche de granit dressée au flanc de la montagne pour prendre le sentier qui mène au rocher du Grand duc.

Dans le sous-bois, des myrtilles des Ardennes, des petits chênes, des rocailles, des fortins construits pour la guerre et puis imperceptiblement la lumière, le grand air, la canopée qui ondule et la Meuse plus bas. La Meuse endormeuse de mon ami Rimbaud.

La dernière fois que je suis venue, nous tenions la montagne. C'était le début de l'occupation. Nous observions les chars qui prenaient la vallée. La foule s'était rendue le long du fleuve, près du pont ; les soldats avaient pris les maisons et tués les fuyards. Nous étions exactement là, à entendre les bruits de l'invasion et celui des armes.

Dès le début du printemps, nous avions hébergé dans le village, tous ceux qui venaient apprendre une nouvelle vie. Médecin, maître-nageur, philosophe, carreleur, plombier, ingénieur, cuisinier, professeur, jardinier, photographe, barman, pâtissier et enfants musiciens, peintres et poètes.

De la vie trépidante à la vie combattante, nous formions un clan primitif : se nourrir, se vêtir, se loger et retrouver le potentiel de soi et la sagesse, l'art et l'art du combat, le bricolage et la pensée sauvage.

A l'écart du village, nous avions construit, en contre bas de la source, deux bassins : l'un pour le savon, l'autre pour l'eau claire. Le lundi, les femmes et les enfants venaient y laver les tissus. L'odeur du savon sur les margelles nous enivrait et des histoires sortaient de là, avec une aisance féerique.

J'allais dans ce lavoir avec ma grand-mère Denise ; j'y entrais toujours doucement derrière elle, car les regards directement braqués sur moi, m'intimidaient follement. Ce moment était interminable jusqu'à la question essentielle qui, du réel, avait le don de me rassurer :

- « tu veux faire quoi ma belle quand tu seras grande »,

- « je veux aller à Paris »,

- « pour quoi faire ? »,

- « je n'en sais rien encore ».

Tout était dit, l'après midi pouvait continuer.

Plus tard, pour contrer cette timidité, je me suis efforcée de prendre la parole dans des colloques et des séminaires, avec un trac fou. Puis j'ai connu l'équilibre entre le trac et la force de conviction. Finalement, la conviction d'être utile l'a emporté pour transmettre les enjeux de la société de l'information et travailler ses usages qui redonnent un sens du commun.

Aujourd'hui je suis revenue dans le village des tissus pour m'exercer à l'écriture chaque jour, apaisée, loin du tourbillon néant.

Alors me direz-vous, comment peut-on passer de Ghardaïa aux chemins creux de Bretagne, et du Caire au grand duc des Ardennes ? Cette histoire ne tient pas debout.

Et si on y mêlait l'œuvre progressive que tissent en nous, dans l'enfance et après, la nature, les rencontres et la culture. Toute cette transformation qui se forge au fur et à mesure des choses vues et entendues, des regards et des connivences, des amitiés fidèles et des détestations ; toute cette avancée qui quelque fois patine sur elle-même faute d'écho, avant de repartir ailleurs, vers d'autres rivages et d'autres yeux moqueurs qui vont nous réveiller.

Alors tout est permis.

Quelquefois je suis un oiseau grand duc de Joigny sur Meuse et je m'élance dans le ciel pour survoler la canopée. D'innombrables bouquets de cimes déclinent leurs couleurs, du pastel au vert sombre, et laissent apercevoir ces arbres comme des piliers de cathédrale, formant ainsi des voûtes pour abriter la vie, les vies si patiemment construites.

Je danse avec le vent, je survole le fleuve, il est vaste, il est gris.

La première fois c'était l'hiver, la neige couvrait tout et le blizzard prenait l'espace de cet écran devant moi incompréhensible. Froid, il faisait très froid, la lumière était opaque, je n'y voyais rien et puis soudain en plein milieu de l'image, un trait plus gris que les autres, un trait qui avançait envers et contre tout. Je perds de l'altitude pour atterrir en douceur et je zoom : ce sont des samouraïs. Leurs costumes sont rayonnants, pas un ne ressemble à l'autre, toutes les couleurs de la terre se trouvent là en harmonie. Leurs épées étincellent au soleil d'or de février. Nous commençons une longue conversation et les cerisiers vont sans aucun doute devenir fleurs dès le mois prochain.

Ils avaient vu le tigre, du haut de la colline. Je leur dis que je pars en Chine, à Beijing.

Cette fois, je vole avec la compagnie des oies sauvages, celles qui volent en « v » rien que pour nous émerveiller. Chacune à notre tour, nous prenons la place de chef de file, puis nous nous reposons à l'arrière. Le voyage est long ; la mer, les steppes, la neige, une chaîne de glaciers, des lacs, des montagnes, des nuages, une forêt naissante, du vert qui s'intensifie, des champs puis des villes qui s'étendent progressivement sur la terre.

En chemin, pour me distraire du froid, je pense aux chasseurs cueilleurs qui avaient pris en leur temps la route de l'est, au sortir du berceau de l'Afrique, et qui étaient aller chercher le soleil à la naissance, en Asie. En marchant ainsi, inlassablement vers l'orient, ils se sont forgés des philosophies sans préoccupation d'un monde fini, sans arrogance ni certitude. Et je m'attendais donc à ce que la capitale du nord (Beijing) m'impressionne.

Immédiatement les pieds à terre, je m'y sens chez moi alors que je ne comprends pas la langue et si peu la calligraphie ; mais les visages me semblent si familiers.

Dans ce monde, où les vieux arbres dépouillés de l'hiver ressemblent à des dragons, je suis avec le peuple chinois, venu par cars entiers de la campagne pour prendre possession de la cité interdite et du palais d'été, pour découvrir le bleu nuit des vases Ming et demander l'écho de l'univers, depuis un promontoire imaginé à l'époque impériale. Nous sommes à la veille du 1er mai, l'unique semaine de congés annuels vient de commencer ; tous se retrouvent ici, sous les toits des temples et les allées des jardins pour jouer aux cartes. Ils fredonnent avec le vieux sage qui joue d'un instrument à deux cordes; comme si la vie était ce moment précis, heureux et éternel.

Au nord de la capitale, la grande muraille de Chine épouse comme une guirlande les collines boisées à l'infini. Sur la route, Miss Marple, notre guide francophile, nous fait observer des hommes à pieds nus grimpant les échafaudages de bambou qui habillent les gratte-ciel et des milliers d'étudiants-salariés marchant en groupe vers leur campus-entreprises. Plus loin, des millions de voitures pratiquement neuves, de marque chinoise, italienne ou allemande, sillonnent sans heurt les trois périphériques qui chevauchent Beijing : le premier entoure le cœur de la vieille ville comme celui de Paris, le deuxième serait à la hauteur de Marne La Vallée et le troisième, traverserait Senlis. 20 millions d'âmes qui ne se déplacent plus en vélo … que pouvons-nous leur dire sur le réchauffement de la planète ? Ils font exactement comme nous qui avons marché vers le soleil couchant.

Le dernier matin, en me perdant dans le parc immense du temple du ciel, je rencontre un grand père et son petit garçon, à cet instant je me rends compte qu'il est rare de croiser des enfants … c'est la loi du planning familial. Finalement je me repère au soleil pour retrouver le portail où attend la voiture aux vitres teintées qui m'a discrètement véhiculé toute la semaine vers ce que je devais voir. Quelques heures plus tard j'allais retrouver la compagnie Air France, faute d'oiseaux migrateurs qui ne prennent plus le risque de se faire tuer en plein vol par de radicaux militaires partis en guerre contre la grippe aviaire.

Derrière le hublot, je gardais la mémoire de Pékin avec l'assurance indescriptible de revenir bientôt et je laissais monter en moi la douce joie de retrouver dans quelques heures mon port d'attache.

Le village des tissus était tout énervé, des affaires étranges s'y étaient déroulées en mon absence. C'était une décision qui nous intimait l'ordre de rejoindre Colbert et sa grande forteresse plantée à la verticale de la Seine, en amont de Paris. Et dans le plus grand silence, cela se fera.

Notre conseil des sages était secrètement partagé entre ceux qui rejoindraient ou non, ce qui était pour moi les richesses du château de Barbe bleue. Je le savais d'une autre vie.

Finis pour l'instant les lundis où, inlassables, il nous fallait une nouvelle fois refaire le monde. Chacun en conscience oscillait pour répondre oui ou non au rappel à l'ordre.

En prenant cette décision, je sais que je choisis l'évolution qui est inscrite en moi depuis la nuit des temps et que, pendant cette période de transition, je devrai assumer d'attendre des jours, des semaines, des mois entiers parsemés de rendez-vous patiemment obtenus.

Pendant ce temps là je façonne peu à peu la sortie de ce carrefour pour trouver mon avenir dans une autre communauté d'accueil.

Parce que, contrairement à ce que dit Montaigne à propos des vertus de la voie individualiste du devenir, les communautés, qu'elles soient choisies ou non, sont souvent des âges d'or. Mais, comme beaucoup d'aventures, on ne le sait qu'après. Les tracas matériels, les mésententes obligées et le quotidien chronophage engloutissent trop souvent le sens du commun et celui du projet.

Alors qu'au fond de soi, nous savons que nous avons construit ensemble un âge d'or, un âge qui se prolonge et ressurgit comme une mémoire vive, où nous entretenons la chaleur de l'éphémère.

Ainsi la communauté de Reims avec ses apprentis médecins, juristes et philosophes, celles partagées avec les chiliens réfugiés à Paris en 74, puis avec les italiens en 81, m'animent toujours. Celle des systèmes experts au service des prestations sociales, celle des droits et démarches du citoyen, celle de la mutualisation et des nouveaux services au public, sont là comme un la.

Toujours en attendant de trouver la suite du chemin, le ministère des affaires étrangères me demande de rejoindre Ankara la haute et son père Atäturk, comprendre comment il a constitué sa bibliothèque et découvrir son attrait pour les livres de la France des Lumières qui ont inspiré sa politique et la constitution laïque de Turquie.

Prendre aussi le chemin de Dakar pour contribuer à l'évolution du droit du Sénégal, échanger des logiciels libres et des bonnes pratiques de l'administration électronique. Apprendre à oublier l'organisation occidentale des choses et arpenter la ville et ses marchés en fin d'après midi, pour trouver des beaux tissus.

Participer au sommet mondial de Tunis où se sont retrouvés tous ces villages en développement qu'il faut absolument soutenir et aider concrètement à ne pas accepter les millions et milliards qui achètent tout : la pharmacopée, les hommes, les ressources et la terre. Faire en sorte que l'espérance soit au rendez-vous dans une génération, c'est-à-dire que chacun pour sa part fasse don de ce qu'il peut pour reconstruire les systèmes éducatifs, sanitaires, sociaux et économiques. Que le berceau d'Afrique se repeuple de villages viables !

Je termine mon périple 2005 par le Canada, cette fois à Montréal et Ottawa, loin des écureuils et de la poésie de Québec. Deux villes qui penchent vers "l'Amérique", conçues pour les voitures, et où l'hiver les piétons ne sont visibles que dans la ville souterraine. Ottawa avec ses collines de maisons, ses rues pentues comme dans les films américains. La rivière des Outaouais large comme un fleuve d'Europe va se jeter dans le Saint-Laurent irrisé de glace, encore plus immense et enjambé de ponts métalliques dignes de Gustave Eiffel, de plus d'un kilomètre de long. En remontant vers Montréal, des plaines et des forêts à perte de vue jusqu'aux Apalaches qui gardent le bord de l'horizon.

Pour faire écho à nos problèmes de banlieue qui interpellent tous les pays du monde, nos interlocuteurs présentent les problématiques soulevées par les minorités visibles, noires et métisses, et les autochnones parkés dans des réserves subventionnées par l'Etat. Ceux qui s'appellent Les Inuits sculptent toujours des ours, des baleines et requins, des esprits mi-homme, mi-oiseau, et des "inukshuk", ces hommes en pierre édifiés sur le haut des collines pour éloigner les caribous vers la vallée et pour servir de repère aux chasseurs et aux marins.

Honorables Inuïts qui voient fondre la banquise, diminuer ainsi leurs territoires au profit des industries et des bagnoles rejettant le gaz carbonique que l'oxygène des forêts ne peut plus absorber. Justement Montréal accueillait fin novembre, dix mille congressistes venus réfléchir sur le réchauffement de la planète et la dualité de plus en plus forte entre l'intérêt général de l'humanité et la puissance mondiale de l'argent.

Entre ces deux mondes, comment s'en sortir, comment trouver des principes et des projets concrets, réparateurs ?

Annie

Discussion

Annie abreuve nous encore de ton inspiration poétique, ouvre le lien dans la SideBar en mot wiki (les fameuses majuscules sans espace)