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Jean Zin: Le thème de l'auto-organisation vient du systémisme et de la cybernétique dite de second ordre car elle inclut l'observateur dans l'objet observé, introduisant ainsi l'étude des processus autoréférentiels. Ce qui pouvait se présenter comme une limite apportée à la volonté de contrôle et de planification, a fini par prendre toute la place et reléguer les apports de la théorie des systèmes et de la cybernétique aux préoccupations effectivement de second ordre, si ce n'est pire accusées de tous les maux dans leurs prétentions "totalitaires" ! L'idéologie de l'auto-organisation sera vite récupérée par le néolibéralisme avec d'un côté le bien (les marchés auto-régulés, la liberté) et de l'autre le mal (l'Etat, le système). On ne peut se passer pourtant du point de vue global, macroscopique, qui fait apparaître le système (sanguin ou nerveux) avec la notion essentielle de circuit qui nous totalise, et plus précisément la circulation de matière, d'énergie et d'information (ou d'argent) qui les contrôle. Il y a des limites à l'auto-organisation aussi, différents niveaux, différentes temporalités.
Jean Zin L'enjeu d'une critique, c'est bien à la fois de sortir d'un certain nombre de confusions sur l'auto-organisation et de reconnaître ses limites sans revenir en arrière pour autant, question qui reste posée aux organisations à venir. C'est une question très concrète dans cette phase où les vieilles organisations manifestent leur inadaptation (elles ne savent pas qu'elles sont déjà mortes) mais où les mouvements informels ont montré aussi toutes leurs limites, ne tenant aucune de leurs promesses...
Jean ZinLa cybernétique qui effraie tant apportait déjà une limite à la gouvernabilité des choses : on ne peut atteindre une cible sans corrections de tir, pas moyen pour une finalité de s'introduire dans la chaîne des causes sans se régler sur ses résultats, avec un pilotage réactif et une direction par objectifs plutôt qu'une programmation rigide. La notion essentielle ici, c'est la boucle de rétroaction, le feedback, sur le modèle du thermostat qui ajuste le chauffage sur la température mesurée par rapport à la température choisie. La cybernétique nous apprend à garder les yeux ouverts et à corriger nos erreurs, elle nous apprend aussi que pour transformer le monde il faut s'adapter au terrain. Bien sûr, comme toujours, la reconnaissance des limites de notre puissance nous procure un surcroît de puissance inouï, un pouvoir de contrôle décuplé (de remplir nos objectifs) dont on s'inquiète avec quelques raisons mais qui rencontre assez vite malgré tout sa limite devant la masse d'information à traiter et la complexité des interactions.
Jean Zin C'est là où l'auto-organisation va s'avérer essentielle dans les systèmes complexes. En fait, elle va avoir de nombreuses déclinaisons : structures dissipatives de Prigogine, organisation par le bruit de Heinz von Foerster, autopoiesis de Varela, auto-éco-organisation d'Edgar Morin, etc. Comme toujours, lorsqu'un nouveau paradigme devient dominant il tend à s'appliquer très loin de son domaine, à prendre une pluralité de sens et à s'idéologiser. Au lieu d'entretenir la confusion on a tout intérêt à différencier les différentes sortes d'auto-organisations et de temporalités entre écosystèmes, marchés, foules, organismes, organisations... On ne peut mettre sur le même plan l'autogestion, le laisser-faire libéral ou taoïste et le vieil anarchisme. Après avoir admis son caractère irremplaçable, il s'agit de montrer les limites de l'auto-organisation, les risques d'emballement jusqu'à la rupture d'une auto-référence qui constitue ici la notion centrale mais qui n'est pas viable sans une boucle de rétroaction négative qui maintient son homéostasie.
Jean Zin On comprend bien que l'auto-organisation ait pu être reprise et revendiquée par un néolibéralisme bien différent du libéralisme classique et rationnel. C'est dans une théorie de la perception et de l'information imparfaite (proche du principe de variété requise) que F. von Hayek fonde sa réfutation de la planification (La route de la servitude) au profit de l'ordre spontané, nouvelle version du marché autorégulé sauf qu'il n'est plus fondé cette fois sur une information parfaite et le calcul rationnel mais tout au contraire sur une complexité qui dépasse notre rationalité limitée et un avenir qui nous échappe complètement (c'est un "scepticisme dogmatique" qui prétend qu'on ne sait rien sous prétexte qu'on ne sait pas tout). Il faut souligner que ce néolibéralisme est autoritaire, très loin de l'auto-organisation politique il a besoin d'une "constitution de la liberté" implacable pour préserver un "ordre spontané" limité strictement au marché ! Cette période qui a commencé avec Reagan et Tatcher est maintenant largement derrière nous. Après la vague de dérégulations caractéristiques des périodes de dépression et de perte de légitimité, désormais la nécessité d'une régulation de l'économie et d'un retour de l'Etat s'impose à nouveau pour réduire la casse, mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait revenir à un contrôle total de l'économie et une planification ne laissant plus aucune place à l'auto-organisation des marchés. Mettre des limites aux vertus de l'auto-organisation n'annule pas pour autant les limites que l'auto-organisation mettait aux politiques volontaristes mais c'est réintroduire le global et les contraintes systémiques, situer l'auto-organisation dans son écosystème et son histoire.
Jean Zin La principale source de confusion à propos d'un concept de trop grande généralité, c'est la confusion de phénomènes physiques et cognitifs, du passif et de l'actif. L'auto-organisation peut se limiter à une pure tautologie : tout ce qui n'est pas organisé par un agent extérieur est auto-organisé. L'univers entier est donc auto-organisé dès lors qu'il n'a pas de créateur. En appelant auto-organisation de façon plus spécifique les phénomènes organisateurs (diminuant l'entropie), on réduit les phénomènes physiques concernés aux structures dissipatives ou bien à la cristallisation (brisure de symétrie) mais on reste dans une auto-organisation passive, entièrement subie, qu'on soit pris dans le tourbillon ou bien emportés par la foule. Le cyclone est l'exemple type de ces phénomènes auto-entretenus qui sont la plupart du temps plus dévastateurs que bénéfiques ! Ce ne sont, en tout cas, que des processus immédiats, aveugles et sans mémoire.
Jean Zin Il est très confusionnel de vouloir donner le même nom à l'auto-organisation biologique, à cette mieux nommée auto-éco-organisation consistant dans une construction réciproque du sujet et de l'objet, de l'organisme et de son environnement par essais-erreurs. Ce qui sépare le domaine biologique du domaine physique et énergétique, c'est la mémoire et c'est l'information, c'est-à-dire la capacité d'apprentissage (le cognitif), de transmission et de reproduction. L'auto-organisation ne se distingue guère, en ce sens, de l'évolution elle-même, nouvelle version de la survie du plus adapté qui est une sorte de causalité descendante, de rétroaction de l'environnement sur l'organisme mais dès lors que la sélection intervient, ce n'est pas l'auto-organisation qui a le dernier mot mais la contrainte extérieure. Ce qui manque aux conceptions simplistes de l'évolution, de l'auto-organisation ou du marché, c'est le facteur temps, comme si l'histoire de l'évolution était linéaire et n'était pas ponctuée de grandes mutations où se marquent profondément les traces du passé. Les organismes représentent des sommes d'expériences et de savoirs accumulés sur plusieurs temporalités qui maintiennent la marge d'auto-organisation dans des bornes très étroites.
Jean Zin L'auto-organisation ne se trouve à l'état pur, peut-on dire, qu'aux commencements (le groupe en fusion) où elle se heurte vite au manque d'organisation, bien connu des groupes informels, ensuite elle est de plus en plus organisée et rigide, la difficulté étant de lui laisser la place qui lui revient dans l'organisation ! Une auto-organisation qui n'organiserait rien du tout ne mériterait pas son nom, mais dès qu'il y a organisation on n'est plus vraiment dans l'auto-organisation. Au mieux, on est dans "l'organisation apprenante", ce qui est tout autre chose, mais le plus souvent il y a très vite émergence d'un pouvoir stabilisateur. Vouloir en rester à l'absence de toutes règles, c'est vouloir en rester à l'immédiat, au B.A. BA, au primitif dans toute sa sauvagerie et qui ne mène nulle part. Dès qu'on intègre les leçons de l'histoire avec des régulations durement apprises, on perd une bonne part de son autonomie mais qu'on peut retrouver dans la capacité à faire face aux modifications de notre environnement et à nous projeter dans l'avenir. L'autonomie ne peut être pensée hors de l'organisation qui la contraint.
Jean Zin L'organisation biologique, c'est la mémoire de la reproduction. Même si le terme de programme génétique est trompeur, il y a un plan rigoureux qui mène de l'embryon au nouveau né. L'auto-organisation n'en est pas absente, elle est même présente partout où elle est efficace, mais c'est une autonomie guidée, contrainte, régulée très finement par de multiples processus correctifs. Cette fonction de l'auto-organisation à l'intérieur d'une organisation plus large met en lumière le rôle de l'information circulante après celui de la mémoire. Ce qui distingue en effet l'organisation spontanée de la matière des organismes biologiques et des organisations sociales, c'est la place déterminante qu'y tient l'information pour s'opposer à l'entropie désorganisatrice. L'auto-organisation désigne précisément le fait de réagir à l'information de façon autonome, c'est l'auto-organisation du trafic routier, sévèrement encadrée par le code de la route et ses gendarmes ! Rien à voir malgré les apparences avec l'auto-organisation de la matière (le bouchon), car il y a une régulation, mais on est encore dans une auto-organisation minimale qui ne nous donne aucun accès au niveau d'organisation supérieur que nous participons à former ou reproduire sans le vouloir.
Jean Zin L'auto-organisation peut désigner encore tout autre chose pour un organisme dont les organes se spécialisent et se divisent le travail. Ici, on ne part plus de l'élément pour arriver au tout (le tas de sable), mais on part de la totalité pour arriver aux parties, de la finalité pour s'en donner les moyens. Dire que la société n'existe pas est une bêtise. Bien sûr, la totalité existe en tant que telle, sinon il n'y aurait pas de monnaie, mais elle doit être instituée. Comme dit Legendre, non seulement un Etat doit tenir debout mais il doit avoir l'air de tenir debout : c'est la part du dogmatique, du sens commun, de la légitimité, du discours qui nous relie et permet de se comprendre pour atteindre nos objectifs communs. Plus le cadre est solide, plus l'auto-organisation peut s'y développer efficacement mais ce n'est pas ce qui est toujours le plus adapté. La raison d'être des organisations n'est pas l'asservissement, c'est d'abord la synergie, la coopération, la division du travail et la répartition de l'information (le tout est plus que la somme des parties).
Jean Zin En fait, dans le domaine des procédures démocratiques et des mouvements sociaux il vaudrait mieux revenir sans doute à l'autogestion, bien que de façon moins naïve, ou bien aux coordinations si elles pouvaient être moins éphémères, mais c'est presque le contraire de l'auto-organisation des marchés puisque c'est la discussion et la décision démocratique volontaire. On est bien dans le cognitif, l'actif et non plus dans le passif : c'est l'organisation voulue et non plus l'organisation subie. Bien sûr cette organisation voulue accumule les erreurs qu'elle apprend à corriger au fur et à mesure, comme tout organisme, jusqu'à y réinjecter de l'auto-organisation... La volonté se brise sur la réalité jusqu'à rejoindre les possibles sur lesquels elle doit s'aligner. C'est un apprentissage collectif qui demande du temps et marque notre histoire, c'est ce qui fait qu'on ne repart jamais à zéro et qu'on doit conserver l'ancien dans le nouveau.
Jean Zin L'auto-organisation peut certes désigner aussi les phénomènes d'émergence qui partent de la base (bottom-up) opposés aux systèmes centralisés (top-down) mais, là encore, il faudrait distinguer les phénomènes de masse statistiques, non-réflexifs et unilatéraux, d'avec la construction d'une conscience collective, de mobilisations sociales, de mouvements sociaux, d'une intervention active sur l'organisation collective où les circuits de l'information sont déterminants. Il n'y a pas équivalence entre les deux et il ne faudrait pas qu'on nous fasse prendre des vessies pour des lanternes ! La dérégulation des marchés aboutit par définition à leur auto-organisation, on a simplement réduit la force organisatrice du Droit et amplifié la force organisatrice de l'argent qui en émerge, alors que l'autogestion réduit cette autonomie de l'économie, au profit de l'autonomie du citoyen. Ce qu'on y ajoute, c'est le caractère réflexif, la rétroaction exigée par la cybernétique, qui peut d'ailleurs être excessive et doit aussi être limitée...
Jean Zin La biologie l'illustre à merveille mais la leçon vaut pour l'économie comme pour la politique : trop d'autonomie tue l'autonomie comme trop d'organisation tue l'organisation. La vie est toute dans cet entre-deux, cet équilibre fragile entre autonomie et organisation comme entre l'Etat et le marché qu'on peut jouer l'un contre l'autre plutôt que s'abandonner à l'un ou à l'autre. Il ne peut être question d'un retour en arrière qui récuserait la part indispensable laissée à l'auto-organisation, il ne s'agit que de faire le pas suivant qui en relativise la portée et la remet à sa place, à l'intersection de l'information circulante et d'une longue histoire... Toute aussi importante qu'elle soit, l'auto-organisation n'est pas une fin en soi et ne doit pas occulter que pour atteindre nos finalités, on a besoin de s'organiser en fonction de nos objectifs !
Jean Zin S'il faut donner la plus grande place à l'auto-organisation, surtout dans des régimes démocratiques, c'est sans doute en vertu de notre individualisation et de notre niveau de formation élevé mais plus encore en raison de notre rationalité limitée et de la complexité du monde, de notre impossibilité à déterminer ce qui est vrai avant l'expérience, les convictions les plus fortes étant le plus souvent trompeuses. Laisser la question ouverte de notre ignorance ne peut être une raison malgré tout pour se laisser aller et ne pas se donner les moyens d'en savoir un peu plus, encore moins pour annuler toutes les connaissances antérieures et faire comme si nous naissions tout juste au monde, sans liens avec le passé ! Comme l'évolution biologique, l'histoire humaine est d'abord mémoire, reproduction du passé, intériorisation de l'extériorité par l'épreuve de la vie et de ses performances reproductives. On peut bien dire qu'il n'y a qu'auto-organisation dans cette complexification inouïe, mais on peut tout aussi bien dire que toute l'histoire de la vie est celle des limites de l'auto-organisation et du recueil des recettes qui marchent pour s'en passer ou la canaliser. La marge laissée à l'auto-organisation est celle de l'indécidable, de l'inconnu, du mystère du monde, de l'indétermination de l'avenir, intégration de la limite dans notre pouvoir mais qui pourrait le porter à un plus haut point de perfection, loin de le réduire ! Ce n'est pas l'annulation de toute l'histoire passée mais en assumer l'héritage d'en tirer les leçons. Il y a une limite à ce qu'on peut faire mais il y a aussi une limite à ce qu'on peut laisser faire ! Nous aurons à apprendre à en conjuguer les exigences contraires.
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